juillet 27, 2024

Bourdieu et l’acte électoral

ELECTIONS, DIVISER POUR MIEUX REGNER

Rallie-toi ou disparaît

Nous reproduisons ici un article paru dans « Le bulletin voit blanc, le bulletin exprimé de l’Association pour la reconnaissance du vote blanc » de septembre 2002.

Pierre Bourdieu, sociologue mort récemment, était directeur de la revue ‘Actes de la recherche en sciences sociales’. Le numéro de décembre de cette revue avait pour titre : ‘Votes’. On y trouve un article de Pierre Bourdieu sur la signification de l’acte électoral. Je suis d’autant plus allé jusqu’au bout du texte que j’ai dès le début lu ceci :

« …on ne verra sans doute jamais un ‘philosophe politique’ poser, avec la très grande solennité d’un Heidegger demandant « que signifie penser ? », la question de savoir « que signifie voter ?« . »

De la prose qui change des écrits du CEVIPOF (Perrineau, Ysmal, Boy, Zulfikarpasic…). Je l’ai lue en essayant de voir comment pouvait se placer le vote blanc dans cette logique. Comme vous le constaterez, les phrases ne sont pas toujours d’une grande clarté pour un œil non averti. La version que je vous propose ne prétend pas avoir compris l’analyse du maître ; je suis peut-être même complètement hors sujet. Mais je me lance :

« …En faisant exister, un jour déterminé, la succession des individus « qui vont les uns derrière les autres défiler devant l’urne », et en suspendant « pour un moment », le temps d’un choix, tous les liens sociaux, entre le mari et la femme, le père et le fils, le patron et l’employé, le paroissien et le curé, le maître et l’élève, et, du même coup, les dépendances et les promesses (comment vérifier, même au sein d’un groupe d’interconnaissance ou d’un corps, si tel ou tel a tenu ses engagements ?), il réduit les groupes à une série détotalisée d’individus dont ‘l’opinion’ ne sera plus qu’une agrégation statistique d’opinions individuelles individuellement exprimées. »

Tentative de traduction.

L’élection au suffrage universel, au lieu de libérer le peuple, renforce la domination de ceux qui ont le pouvoir ou qui gravitent autour de lui, en le divisant jusqu’à la particule la plus élémentaire : l’individu. Avant de pouvoir voter, il devait faire corps pour défendre ses intérêts ; maintenant, le secret du vote le rend libre d’être seul… et inaudible (cela fait penser aux phrases de Sartre sur la trahison dans l’isoloir).

« La logique du vote, que l’on tient communément pour paradigmatiquement démocratique, est doublement défavorable aux dominés : d’une part, les agents ne possèdent pas tous au même degré les instruments, notamment le capital culturel, qui sont nécessaires pour produire une opinion dite personnelle, au double sens d’autonome et de conforme à la particularité des intérêts attachés à une position particulière (ce qui signifie que le vote ne deviendra vraiment le suffrage universel qu’il prétend être que lorsqu’on aura universalisé les conditions d’accès à l’universel) ; d’autre part, le mode de production atomistique et agrégatif cher à la vision libérale est favorable aux dominants qui, parce que les structures de l’ordre social jouent en leur faveur, peuvent se contenter de stratégies individuelles (de reproduction), alors que les dominés n’ont quelque chance de s’arracher à l’alternative de la démission (à travers l’abstention) ou de la soumission qu’à condition d’échapper à la logique, pour eux profondément aliénante, du choix individuel. »

Tentative de commentaire

Dans la défense du vote blanc, nous parlons de l’école républicaine. L’électeur reçoit plus d’informations qu’au début du suffrage universel, et son niveau culturel est en moyenne plus élevé. Mais le débat politique reste codé quand il s’ouvre au grand public et est devenu techniciste quand il entre dans le vif des sujets, à l’écart des médias. C’est ce discours là qui sépare ceux qui participent, de près ou de loin – syndicalistes, spécialistes universitaires ou non, journalistes, élus… – à l’élaboration du politique et la grande majorité des autres, aux prises avec la vie quotidienne. Les ‘héritiers’ ont leur voix dans l’urne et surtout leur influence ; les autres n’ont qu’une voix, sans écho, acteurs d’une opération émiettée. Soit ils adhèrent à un projet qu’ils ne maîtrisent pas, soit ils fuient.

Mais Pierre Bourdieu ne mentionne pas que si l’école républicaine n’amène pas 80% d’une classe d’âge au niveau de l’ENA elle a donné le sens critique à un grand nombre d’esprits. S’ils se sentent dépassés sur les enjeux, ils n’en restent pas moins lucides et de moins en moins dupes. Quant à universaliser « les conditions d’accès à l’universel » pour que le suffrage devienne universel, il faut agir pour que la population s’investisse dans la vie sociale, quel que soit son niveau d’étude. Je rappelle ici le commentaire de l’universitaire américain Robert Putnam : « L’abstention n’a pas que des origines politiques. Elle est un exemple parmi une multitude d’autres de l’affaiblissement du lien social. (…) Les dîners familiaux, les relations de voisinage, la participation à des clubs comme le bowling diminuent également. On est en droit de penser que, si les gens vont moins voter, ce n’est pas qu’ils sont lassés de la politique, mais parce qu’ils ne sont plus reliés à des communautés. » (1)

On rejoint ici les cartes sur la répartition du vote blanc lors des élections de ces quinze dernières années que l’Association a réalisées. Elles séparent les zones moins peuplées où le vote blanc est régulièrement élevé des zones très peuplées où le vote blanc est marginal.. Ainsi on contredit P. Bourdieu, ce n’est pas le vote qui déchire les liens sociaux mais l’amenuisement des liens sociaux qui nuit au vote.

Pierre Bourdieu poursuit son analyse en envisageant un autre recours qui lui aussi est inopérant. La solution ne passe pas, pour les électeurs dominés, par « la délégation à des institutions spécialement aménagées pour produire et exprimer les revendications, les aspirations ou les protestations collectives, associations, syndicats ou partis, et chargées, au moins officiellement, de la défense collective des intérêts individuels de leurs membres. (…) Si l’on se situe maintenant au point de vue de celui qui n’a pas d’autres recours que de déléguer, on voit qu’il ne peut accéder, par personne interposée, à la parole puissante et légitime, connue et reconnue, autorisée et dotée d’autorité, qu’en s’exposant à se trouver dépossédé de la parole, privé d’une expression qui l’exprimerait en propre, voire même nié, annulé dans la singularité de son expérience et de ses intérêts spécifiques par la parole commune, l’opinio communis telle que la produisent et la profèrent ses mandataires attitrés.« 

L’élection, pilier sacré de la démocratie dans notre catéchisme républicain ne serait donc, si on suit Pierre Bourdieu dans son raisonnement, qu’un outil de la domination de l’élite sur la masse. Soit le citoyen veut pouvoir se distinguer, user de son libre arbitre, et il est sans voix, soit il s’agrège. Les détenteurs du pouvoir ont beau jeu de dire que si celui qui vote blanc parce qu’aucun des candidats ne lui convient, il n’a qu’à créer son propre parti. C’est la réponse de celui qui préfère la surdité au dialogue. L’électeur qui vote blanc ne s’oppose pas à l’existence de formations politiques, acteurs intermédiaires qui synthétisent une parole éclatée et recherchent des solutions, il fait savoir qu’en un temps T la formation la plus proche de ce qu’il ressent le plus souvent ne traduit pas ses motivations. Baromètre entre l’électeur qui oscille entre son intérêt personnel et l’intérêt général qu’il tolère, le vote blanc est indispensable. Que chacun crée son parti et la guerre civile éclatera vite. Pierre Bourdieu lui-même ce ne serait que repousser le problème :

« … nouvelle organisation, exposée elle-même, en tant que détentrice du monopole de la protestation légitime à susciter de nouvelles protestations et de nouvelles désertions hérétiques. Telle est l’antinomie de l’Eglise réformée qui, née de la protestation en principe d’une nouvelle Eglise, appelant, en tant que telle, la protestation. »

Tentative de conclusion

Que pouvait penser Pierre Bourdieu du vote blanc ? Il l’aurait sûrement écarté du revers de la main. Pour lui, ce devait être une subtilité ne concernant que les ‘héritiers’. Ne constate-t-on pas que le vote blanc n’a été pleinement reconnu, dans la France des XIXè et XXè siècles, que dans une période de suffrage censitaire, pendant la Restauration ? Quand on vote ‘entre soi’ on accepte plus facilement les dérogations.

Mais son raisonnement peut légitimer la reconnaissance du vote blanc. A partir du moment où l’individu ne peut être nié mais qu’il faut l’expression d’une masse lors d’une élection, le vote blanc est un moyen pour tous de signaler un dysfonctionnement dans les discours tenus par l’élite, tout en marquant sa confiance dans ce moyen d’expression. Le vote blanc est un appel pour un changement de fréquence dans le dialogue entre les ‘porte-parole’ des gouvernants ou des partis politiques et les administrés. Pierre Bourdieu appelle aussi à ce dialogue, mais à sa manière :

« Il faut travailler à créer les conditions sociales de l’instauration d’un mode de fabrication de la ‘volonté générale’ (ou de l’opinion collective) réellement collective, c’est à dire fondé sur les échanges réglés d’une confrontation dialectique supposant la concertation sur les instruments de communication nécessaires pour établir l’accord ou le désaccord et capable de transformer les contenus communiqués et ceux qui communiquent. »

Tentative d’ultime traduction

Echec du traducteur.

(1) Science Humaines, Hors-série n°33, juin-juillet-août 2001